Depuis 36 ans, on connaît tous ce monument imposant : aujourd'hui, un film nous raconte l'histoire vraie méconnue derrière sa création
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Après "La Fille au bracelet" et "Borgo", tous deux récompensés aux César, Stéphane Demoustier revient sur l'histoire vraie derrière l'un des monuments de la région francilienne, avec "L'Inconnu de la Grande Arche".
© Le pacte
Vous connaissez sans aucun doute la Grande Arche de la Défense, monument massif dont la forme carrée fait écho à celle de l'Arc de Triomphe, situé dans sa droite lignée. Mais que savez-vous de l'histoire qui a mené à sa construction et à sa forme actuelle ? Vous êtes-vous même posé, ne serait-ce qu'une fois, la question à ce sujet ? Si ce n'est pas le cas, vous allez apprendre beaucoup de choses grâce à Stéphane Demoustier et à son sixième long métrage.
Après La Fille au bracelet et Borgo, respectivement récompensés par les César de la Meilleure Adaptation et de la Meilleure Actrice pour Hafsia Herzi, le réalisateur et scénariste raconte de nouveau l'histoire d'une personne confrontée à un système. Politique dans le cas du Danois Johan Otto von Spreckelsen, architecte et personnage principal de L'Inconnu de la Grande Arche, qui avait remporté le concours organisé par François Mitterrand pour le projet phare de sa présidence.
Mais, comme beaucoup avant et après lui, il va découvrir l'écart entre ce qu'il y a sur le papier et la réalité, dans une période où la cohabitation annoncée en 1986 aura une incidence sur le projet. Fort de sa reconstitution minutieuse, de petites touches d'humour bienvenues pour souligner le caractère surréaliste de certaines situations et les jeux de pouvoir, d'un casting où se croisent Claes Bang, Swann Arlaud, Sidse Babett Knudsen, Xavier Dolan ou Michel Fau (en François Mitterrand !), ou de la précision de son écriture, Stéphane Demoustier nous raconte une histoire incroyable mais vraie, dont il nous a parlé au dernier Festival de Cannes, où le film était sélectionné au Certain Regard.
AlloCiné : Il y a quelque chose d'étonnant avec cette Arche, c'est qu'on est beaucoup à ignorer son histoire et même à s'être interrogés sur les circonstances de sa conception. Est-ce que vous étiez au courant de tout cela, ou vous l'avez découvert grâce au livre de Laurence Cossé que vous adaptez ?
Stéphane Demoustier : Non, c'est grâce au livre. Mais c'est étonnant car j'ai travaillé pendant plus de dix ans dans l'architecture : c'est comme ça que je gagnais ma vie en faisant des films d'architecture, donc je travaillais beaucoup pour des musées. Et à la lecture de ce livre, je me suis rendu compte que je ne connaissais pas l'architecte de la Grande Arche de la Défense. J'avais un peu entendu parler de l'histoire, mais je ne savais pas qui c'était. Et même en lisant le livre, je n'en savais pas beaucoup plus sur lui, puisque c'est presque son point aveugle : ce type est un mystère, et c'est ce mystère qui m'excitait beaucoup. J'avais envie de l'investir, de le questionner, donc de faire un film autour de ce personnage dont on sait rien.
"Ce type est un mystère, et c'est ce mystère qui m'excitait beaucoup"
Le film et son personnage ont aussi un gros point commun avec vos longs métrages précédents, dans la façon de raconter l'histoire d'une personne face à un système : judiciaire dans "La Fille au bracelet", carcéral dans "Borgo", politique ici. Est-ce aussi cet aspect qui vous a attiré ?
Je n'avais pas fait le rapprochement, mais vous avez raison, c'est vrai : c'est quelqu'un face à un système. Ce qui m'intéressait, dans ce film, c'était de montrer un individu qui a une idée, et cette idée qui se heurte au réel, mais aussi de montrer un individu qui vient d'ailleurs et qui, avec ses yeux d'étranger, découvre ce qui nous est très familier, c'est-à-dire notre système politique, notre système administratif aussi. Tout ce qui a cessé de nous étonner, à ses yeux, peut être une incongruité, et je trouve que c'est un très bon moyen de décortiquer notre société que de la voir à travers ce regard.
Ce qui explique cette part un peu satirique du film : comme c'est son point de vue, les hommes politiques ont un côté décalé pour nous parce qu'on les voit à travers le regard de l'architecte.
Oui, et puis cette histoire commence comme un conte de fées, et à la fin c'est une tragédie. Mais dans cette tragédie, il y a des effets comiques parce qu'il y a des renversements de situation. Quand la cohabitation survient, d'un seul coup tout bascule, ce qui est, à première vue, tellement imprévisible pour lui que ça en devient comique. Pour moi il était essentiel que, à mesure que cette tragédie se déploie, il y ait aussi une dimension comique qui persiste. C'est quelqu'un qui se heurte au réel et qui fait l'expérience d'une inadéquation avec le cadre dans lequel il évolue. Et cette inadéquation, c'est comme le burlesque, elle porte quelque chose de drôle.
Vous parlez de se heurter au réel : c'est la deuxième fois de suite, après "Borgo", que vous vous y confrontez, en adaptant des faits réels. Qu'est-ce que cela représente pour un scénariste et réalisateur comme vous, en termes de défi, ce travail d'adaptation ?
Dans le cas de L'Inconnu de la Grande Arche, ce qui m'intéressait c'est qu'il y avait un point aveugle dans cette histoire, qui est connue et qui est vraie, et ce point aveugle laisse la place à la fiction. Je ne veux pas que le film épuise le mystère qu'il y a autour mais je veux qu'il l'investisse, qu'il l'explore. Je dirais toutefois que la matière réelle est assez présente puisque je respecte le cadre politique de l'époque. Ce sont des éléments qui font partie de ce récit et qu'il s'agissait de traiter. Mais il y avait une grande place laissée à mon interprétation. Ce qui m'importait, c'était que cette histoire rencontre notre période actuelle, qu'elle parle du monde dans lequel on vit. C'est dans ce sens que j'ai fait l'adaptation.
Cette façon de parler de l'époque, on la retrouve aussi quand il est question d'intégrité de l'art, et j'ai eu le sentiment qu'il s'agissait aussi d'un film sur le cinéma. Vous y parlez notamment de cette peur que l'ordinateur influence la pensée, donc la construction, et cela fait écho aux préoccupations actuelles sur l'intelligence artificielle appliquée au cinéma. Est-ce que vous aviez ce parallèle en tête ?
Oui, mais c'est le portrait d'un architecte qui est en écho direct avec le portrait de n'importe quel créateur, et en particulier d'un réalisateur. Surtout qu'il y a notamment la dimension de prototype comme au cinéma. Le réel existe énormément quand vous faites un film, comme pour un architecte. Ce ne sont pas les mêmes disciplines, mais il y a des résonances qui sont indéniables. Mais j'étais plus à l'aise ainsi. Je ne me serais pas senti de faire un film sur un cinéaste, j'aurais eu l'impression d'être trop égocentré en le faisant, ou que ça manque d'ouverture. Mais cette histoire m'a interpellé parce que j'y voyais des échos avec une expérience que je peux parfois éprouver quand je fais des films, bien sûr.
On peut remplacer les hommes politiques par des producteurs, le marbre par des questions liées aux décors ou au budget.
C'est tout à fait juste : quand vous faites un film, il vous inscrit dans une réalité économique, il y a des rapports de force, vous devez constamment vous adapter à ce que le réel vous impose. Il y a vraiment des points communs avec le travail d'un architecte, et je pense que Spreckelsen force mon admiration tant il est attaché à l'idée de départ et à la pureté de celle-ci. Et l'idée de départ est toujours la chose avec laquelle vous ne devez jamais perdre le fil quand vous créez. Mais Spreckelsen échoue, et je pense qu'il a tort quand il échoue complètement à s'adapter au réel.
C'est-à-dire qu'il échoue totalement à intégrer son idée, à la faire évoluer dans le réel. Il n'y arrive pas et donc il se retire, et faire un film, c'est réussir à préserver une idée tout en composant avec des données qui sont très prosaïques, que ce soient les décors auxquels on a accès, le budget que l'on a, le temps dont on dispose...
"Que cette histoire rencontre notre période actuelle, qu'elle parle du monde dans lequel on vit"
Ce que vous dites va avec cette réplique du film disant que la fondation est ce qu'il y a de plus important : la base doit être là et c'est le reste qui peut changer.
Oui, et Paul Andreu [Swann Arlaud] lui dit à la fin : "We have to keep moving". Nous devons continuer d'avancer, rester en mouvement, car un projet ça évolue. Les deux points de vue sont vrais, c'est-à-dire que l'idée de départ est essentielle, inaltérable, mais qu'il faut rester en mouvement, et c'est ça l'immense difficulté. Et ce qui rend passionnant le fait de fabriquer au long cours : faire un bâtiment c'est comme faire un film, c'est une création qui est au long cours. Donc elle doit rester plastique, tout en ayant son assise.
Et il faut garder en tête que des chantiers de cette envergure sont des œuvres qui portent en elles cette dualité : c'est à la fois l'œuvre de quelqu'un, mais aussi une aventure collective, et c'est ce qui fait la spécificité, la richesse, aussi bien de l'architecture que du cinéma. Ce sont des arts et des industries, donc ça implique beaucoup de monde et beaucoup d'énergie. Dans ce film, Spreckelsen a des contradicteurs, inévitablement, parce qu'il y a des gens qui le rappellent à la réalité économique ou aux difficultés d'ordre technique qui se présentent, mais tous ces gens ont leurs raisons et sont habités par le projet, presqu'autant que lui.
C'est vrai qu'ils ont mené le chantier à terme sans lui et moi j'ai rencontré les vrais protagonistes de l'époque, certains survivants, et j'ai bien vu qu'ils en parlent avec une immense émotion et qu'ils ont pris en charge, qu'ils se sont mis à avoir un rapport de nécessité, un rapport intime à cette œuvre, alors qu'au départ c'est celle de Spreckelsen.
Je me suis demandé, devant le film, si le choix d'un format carré de l'image avait été fait pour aller avec ce cube.
Dès lors qu'on fait un film sur un type qui est obnubilé par la forme carrée, par le cube, il fallait que le format soit carré. Je trouvais que ça s'y prêtait, même si un spectateur lambda ne va pas forcément ni l'intellectualiser ni s'en rendre compte, je pense que c'est quelque chose qu'on ressent. On est souvent dans la tête de quelqu'un qui est habité par la pureté de cette forme cubique, donc le cadre participe à cette sensation. On le revoit aussi dans ce plan de Michel Fau qui s'inscrit dans la Grande Arche.
C'est presqu'une métaphore du film, c'est-à-dire tenter de faire rentrer un rond dans un carré. C'est impossible, mais c'est le pari de cette Arche qui est à la fois un pont, un édifice en dur et qui présentait des défis de construction, des défis économiques insurmontables et qu'il fallait pourtant mener à bien.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Cannes le 17 mai 2025
publié le 5 novembre, Maximilien Pierrette, Allociné