Interdit pendant 40 ans, ce livre devient aujourd'hui un film saisissant
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Passé par la Compétition du dernier Festival de Cannes, "Deux procureurs" de Sergei Loznitsa arrive aujourd'hui dans nos salles et nous plonge dans le passé de l'ex-union soviétique, en adaptant une nouvelle interdite pendant plusieurs décennies.
© Pyramide Distribution
Ça parle de quoi ?
Union Soviétique, 1937. Des milliers de lettres de détenus accusés à tort par le régime sont brûlées dans une cellule de prison. Contre toute attente, l'une d'entre elles arrive à destination, sur le bureau du procureur local fraîchement nommé, Alexander Kornev. Il se démène pour rencontrer le prisonnier, victime d'agents de la police secrète, la NKVD. Bolchévique chevronné et intègre, le jeune procureur croit à un dysfonctionnement. Sa quête de justice le conduira jusqu'au bureau du procureur général à Moscou. A l'heure des grandes purges staliniennes, c'est la plongée d'un homme dans un régime totalitaire qui ne dit pas son nom.
La mémoire dans la Purge
Depuis 2010 et la sortie de My Joy, la fiction s'immisce régulièrement dans l'oeuvre de Sergei Loznitsa, jusqu'alors exclusivement composée de documentaires. Et cette année 2025 résume très bien les deux facettes de sa filmographie : le 8 octobre, le réalisateur ukrainien chroniquait la lutte de son pays contre l'envahisseur russe avec L'Invasion, tourné sur une période de deux ans, et donnait ainsi une suite officieuse à Maïdan, sorti en 2014 et centré sur les soulèvements contre le régime du président Ianoukovitch, qui ont mené à la démission de ce dernier.
Aujourd'hui, il continue de documenter l'Histoire soviétique et nous renvoie en 1937 avec Deux procureurs où, armé d'une mise en scène toujours aussi précise faite de plans fixes, où le format carré évoque aussi bien des images d'archive (où ne transparaît aucune couleur vive, seulement le noir, le gris, le brun, le bleu sombre, le blanc et le rouge sang) qu'il semble enfermer son personnage principal dans un étau pendant sa quête de justice, alors qu'il se démène pour prouver l'innocence d'un prisonnier, qu'il pense victime d'un dysfonctionnement. Et ce alors que les purges staliniennes transforment de plus en plus l'Union Soviétique en régime totalitaire.
Kafka et Gogol
Si l'on peut, souvent à tort, réduire les cinémas russe ou ukrainien à des oeuvres austères, ce drame historique ne permettra pas d'aller totalement au-delà de ce cliché car l'ambiance est pesante, même s'il ne faut pas laisser de côté la manière dont le cinéaste donne à son drame historique un aspect légèrement absurde hérité des écrits de Franz Kafka par moments, alors que la dimension tragique (et le nom du Capitaine Kopeikin) sont davantage hérités de Nicolas Gogol. Mais c'est un autre romancier, moins connu du grand public, qui fait figure d'inspiration majeure du long métrage : Georgy Demidov.
Un nom qui ne vous parle peut-être pas, et cela peut se comprendre : arrêté en 1938 et envoyé au Goulag jusqu'en 1954, il voit ses écrits saisis en 1980 par le KGB, dont la nouvelle intitulée "Deux procureurs", rédigée en 1969 et restée interdite jusqu'en 2009, moins de deux décennies après le décès de Demidov, survenu le 19 février 1987. Un destin qui ne fait que donner plus d'ampleur à ce long métrage déjà glaçant et qui fonctionne par échos, la première et la dernière scène formant une boucle qui renvoie aussi bien à la petite histoire (celle d'Alexander Kornev) qu'à la grande.
"Aucune société, aussi avancée ou démocratique soit-elle, n'est à l'abri de l'autoritarisme"
"Cette histoire m'a fasciné et m'est restée en tête", dit Sergei Loznitsa dans le dossier de presse. "Dans un pays où des dizaines de millions de personnes ont été déplacées ou sont passées par le Goulag, et où des millions sont mortes de faim ou dans des conditions inhumaines - la mémoire de ces tragédies vit encore dans presque chaque famille et nous hante toujours aujourd'hui." Et c'est aussi pour cette raison que ce huis-clos (autre symbole d'enfermement) tourné dans une ancienne prison lettone fait aussi froid dans le dos, alors que le metteur en scène se sert de cette adaptation pour lier passé et présent.
"Malheureusement, ces sujets resteront pertinents tant que des régimes totalitaires existeront quelque part dans le monde", déplore-t-il. "Aucune société, aussi avancée ou démocratique soit-elle, n'est à l'abri de l'autoritarisme. Voilà pourquoi je pense que les Grandes Purges doivent encore être étudiées et réfléchies." Ou comment prouver, une fois encore, que Sergei Loznitsa est bien l'un des plus grands documentaristes de son pays.
publié le 5 novembre, Maximilien Pierrette, Allociné