"Je voulais captiver les spectateurs sans leur faire peur" : repérée sur Internet, cette réalisatrice signe l'un des plus beaux films de l'année avec Sorry, Baby
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Présenté au Festival de Sundance et en clôture de la Quinzaine des cinéastes à Cannes, "Sorry, Baby" révèle le grand talent d'Eva Victor, réalisatrice, scénariste et actrice. Son tout premier film aborde le sujet de la reconstruction après un viol.
© A24
Avant de présenter son premier film Sorry, Baby à Sundance et au Festival Cannes, Eva Victor, 31 ans, cumulait des milliers de vues sur Internet grâce à ses vidéos humoristiques. Quand elle propose son scénario au cinéaste Barry Jenkins (Moonlight), sa vie prend une autre trajectoire.
Dans Sorry, Baby, la réalisatrice est aussi actrice et incarne Agnès, une jeune femme au point mort qui tente, avec l'aide de sa meilleure amie Lydie (Naomi Ackie), de se reconstruire après une agression sexuelle.
Distribué par A24 aux États-Unis, le film se fait remarquer grâce à son humour, sa légèreté et sa pertinence sur un sujet dont on ose enfin parler. AlloCiné a rencontré l'actrice, scénariste et réalisatrice.
AlloCiné : La structure du film est originale, l'histoire n'est pas racontée de façon linéaire. Les spectateurs rencontrent Agnès avant de savoir ce qui lui est vraiment arrivé.
Eva Victor, scénariste, réalisatrice et actrice : Je voulais commencer le film avec ces deux amis en train de rire aux éclats, juste histoire de donner un peu de vie avant d'entrer dans le vif du sujet. L'important pour moi était que le film parle d'amitié, des moments de joie que vivent les deux héroïnes pendant cette période difficile où Agnès essaie de se reconstruire.
Je souhaitais donner à Agnès le plus d'humanité que possible, qu'on ne puisse pas trouver de raison de ne pas la croire, de ne pas l'aimer plus tard, lorsqu'elle traversera une période plus sombre. Le sujet du viol fait encore peur et les victimes sont encore jugées. C'est trop effrayant d'imaginer que cela puisse nous arriver.
Dans ce film, vous incarnez le rôle principal. Vous l'avez également écrit et réalisé. J'ai lu que Barry Jenkins - le réalisateur de Moonlight - vous avait encouragé à passer derrière la caméra.
Je l'ai rencontré avant de lui envoyer le scénario. Il m'a dit que, comme je faisais déjà de petites vidéos humoristiques sur Internet, c'est comme si je faisais déjà du cinéma. "Dans ces vidéos, tu es réalisatrice. Tu ne t'en rends pas compte, mais c'est toi qui prends toutes les décisions." Je pense que cela a semé en moi l'idée que je pouvais faire quelque chose que je n'aurais jamais cru possible auparavant.
J'y ai réfléchi et j'ai réalisé que je savais exactement comment je voulais faire le film et ce que je voulais ce que les spectateurs ressentent. Il fallait juste m'entourer de personnes brillantes qui pourraient m'aider, car j'allais avoir besoin de toute une équipe pour y arriver.
Il était important que le film ait son propre langage, car il s'agit de l'expérience d'une seule personne. Et vous avez aimé cette expérience de réalisatrice ?
J'ai adoré. C'était mon premier film, donc tout était nouveau pour moi, et l'écriture a été très difficile, mais aussi très enrichissante. Le tournage s'est résumé à 24 jours d'adrénaline pure. C'était non-stop. Après ça, je pensais que c'était fini, parce qu'en tant qu'acteur, on rentre chez soi après le tournage. Mais ensuite, on est entrés dans la phase de montage, qui a duré six mois. J'ai adoré chaque aspect.
Dans Sorry, Baby, il y a une scène majeure : celle où votre personnage révèle à sa meilleure amie, dans une salle de bain, qu'elle a été victime d'abus. Or, le mot "viol" n'est jamais prononcé dans le film. Pourquoi ?
Je voulais captiver les spectateurs sans leur faire peur. La seule personne qui utilise ce mot est le médecin. Je pense que c'est un mot auquel nous sommes devenus insensibles. Il était important que le film ait son propre langage, car il s'agit de l'expérience d'une seule personne. C'est quelque chose de très spécifique. C'est ainsi que ces deux amies ont souhaité en parler et elles en parlent avec des mots plus doux. Je voulais que le public soit traité avec douceur.
C'est également un film politique car vous démontrez que les institutions ne sont pas encore assez formées pour accompagner les victimes.
Je me souviens que lorsque nous étions en train de chercher l'acteur pour incarner le rôle du médecin, ma productrice a dit quelque chose de très pertinent : "Soit tu choisis quelqu'un qui a l'air très méchant, et qui donnera l'impression d'être un mauvais médecin, soit tu choisis quelqu'un qui est juste un médecin normal qui fait son travail, car c'est toute l'institution qui est pourrie."
Il était important pour moi que le médecin essaie simplement de faire son travail comme on lui a appris, tout comme les femmes du service des ressources humaines. Le pouvoir institutionnel a tellement d'emprise sur nous qu'il nous rend fou et nous isole.
Sorry, Baby rappelle que toute guérison reste possible, cela prend juste du temps...
Le film parle de ces années de transition, des petits progrès que l'on peut faire, mais aussi sur le fait de pouvoir avancer vers la reconquête de sa vie et de son corps. Mais c'est un long chemin, cela peut prendre une éternité.
Propos recueillis par Thomas Desroches, à Cannes, en mai 2025.
Sorry, Baby, actuellement au cinéma
publié le 23 juillet, Thomas Desroches, Allociné