"Pour un acteur, la prise de parole est souvent sacrificielle" : le discours fort et engagé de Laurent Lafitte en ouverture de Cannes 2025

© Capture d'écran France.tv
Pour ouvrir la cérémonie d'ouverture du 78ème Festival de Cannes, Laurent Lafitte a livré un discours clair et sans détour sur le pouvoir du cinéma et de la parole des acteurs et actrices du 7ème Art.
Coup d'envoi pour le 78ème Festival de Cannes ! La cérémonie d'ouverture présidée par Laurent Lafitte a lancé le célèbre festival, où projections, masterclass et autres rencontres du cinéma vont se dérouler durant une quinzaine de jours.
Le 24 mai prochain, le Jury présidé par Juliette Binoche remettra la très convoitée Palme d'Or de cette édition 2025, qui succèdera à Anora de Sean Baker. Comme l'année dernière, 22 longs métrages ont été retenus en Compétition par le comité de sélection, piloté par le Délégué Général Thierry Frémaux.
"Vive le cinéma, vive le Festival de Cannes, vive l'humanité"
Avant la projection Hors Compétition de Partir un jour, premier long métrage d'Amélie Bonnin, la cérémonie d'ouverture a permis de célébrer les différentes voix du cinéma, notamment à travers le discours impeccable et clair de Laurent Lafitte, le maître de cérémonie :
"Juliette Binoche, notre présidente, est l'une des plus grosses actrices du monde. Robert De Niro, mis à l'honneur ce soir, est un des plus grands acteurs de l'histoire du cinéma. Et moi, d'un côté, j'aime bien aussi jouer la comédie. Et ça m'a donné envie de rendre hommage à ceux qui, malgré ce qu'on croit, n'ont pas forcément toujours la parole à taille.
Je veux parler des acteurs et des actrices. Les acteurs et les actrices connaissent tellement bien le cinéma. Mieux que les cinéastes, si on réfléchit. Oui, parce qu'eux ne font jamais que leur propre film. Les acteurs ont beaucoup plus d'expérience que le réalisateur. Par exemple, moi, j'ai fait 67 films. Stanley Kubrick, 13.
Ce n'est pas lui qui va m'apprendre ce que c'est qu'une focale. Il m'a donc semblé important et opportun de mettre à l'honneur les acteurs et les actrices. La langue française est une langue très genrée, donc pour ne pas avoir à répéter acteur et actrice dans chaque phrase, je vais dire uniquement acteur, mais ça inclue aussi les actrices, je précise. C'est vrai, j'aurais pu décider de ne dire que actrice, mais... Oui ? Mais écoutez, on n'en est pas encore là.
Ça arrive. De toute façon, on le dit souvent, il n'y a pas d'acteur, il y a que des actrices. D'ailleurs, je n'ai jamais très bien compris cette phrase. Je ne sais pas si c'est un compliment, ni pour lequel des deux. Enfin, pour laquelle des deux. Enfin, bref. Un acteur, ce n'est pas qu'un petit être égocentrique, occupé à regarder ses propres films entre deux piqûres d'os en pique. L'œil rivé sur son téléphone portable en espérant voir apparaître le mot agent. Le regard plein d'envie et de haine, un peu comme devant une Tesla.
Oui, parce qu'un acteur, c'est aussi un citoyen du monde qui porte un regard ses contemporains et sur l'histoire. Il peut même faire preuve d'engagement et de courage. Parce que malgré la fascination qu'il peut provoquer, les fantasmes qu'il peut déclencher, même le pouvoir qu'il peut obtenir, le grand drame de l'acteur, c'est qu'il est remplaçable.
On va beau lui faire prendre le contraire à longueur de temps, à longueur de chèques, à longueur de cars loges, l'acteur le sait. Et quand on est remplaçable, chaque prise de parole est une prise de risque. Quand un cinéaste prend la parole, lui, il enrichit son œuvre, il la rend plus profonde, plus politique.
Alors que quand un acteur prend la parole, il casse un imaginaire, il limite ce qui nous autorise à projeter sur lui, il réduit ce qu'il peut jouer à ce qu'il est. D'ailleurs, on moque souvent l'acteur qui parle. Moi, ce soir, j'aimerais le célébrer. J'aimerais honorer James Stewart ou Jean Gabin, qui passe de héros de cinéma à héros tout court. Joséphine Baker, qui dissimule dans ses partitions les messages codés de la Résistance française.
Marlene Dietrich, qui tourne le dos à sa propre nation pour mieux la retrouver. Richard Gere, qui défend le Tibet et peut dire adieu au passage à sa carrière en Chine. Isabelle Adjani, qui met littéralement sa vie en danger en lisant un passage de versets sataniques. L'actrice Taraneh Alidoosti, emprisonnée pour avoir défendu les droits des femmes en Iran. Rock Hudson, qui bouleverse sa postérité en faisant de sa mort un symbole.
Adèle Haenel, qui quitte la salle. Au sens large, le point levé. Sans oublier, bien sûr, un autre acteur devenu chef de guerre: Volodymyr Zelensky. Oui, pour un acteur, la prise de parole est souvent sacrificielle. D'ailleurs, je ne suis pas fou. En leur rendant hommage ce soir, je profite de leur courage sans trop mouiller.
Parce qu'à l'heure où le climat, l'équité, le féminisme, les LGBTQIA+, les migrants, Le racisme ne sont plus seulement des sujets de films, mais également les mots interdits par l'administration de la première puissance mondiale.
Nous avons le devoir de nous demander quelle sera notre prise de parole et si nous en aurons courage. Et pas forcément par le discours, mais aussi par nos choix et nos refus. On dit souvent qu'une carrière d'acteur se construit autant sur ce qu'il accepte que sur ce qu'il refuse. Une carrière de citoyen aussi.
Et s'il y a un endroit au monde où le cinéma citoyen existe, c'est ici, au Festival de Cannes. Le Festival de Cannes est un temple profane où tous les cinémas sont les bienvenus. Certains pour être valorisés, d'autres visibilisés et protégés, parce que oui, ici, à Cannes, on protège le cinéma du réel.
Et au-delà de Cannes, au-delà de ce qu'on appelle les films cannois, même le cinéma le plus commercial devient politique quand il montre l'exemple. Parce que oui, quand on est un multimilliardaire surpuissant, on se doit d'enfiler son armure supersonique pour sauver le monde au lieu de raboter à la tronçonneuse des programmes d'aides mondiaux destinés aux plus faible.
On se pose toujours la question de savoir si le cinéma peut changer le monde. Mais si on demande au cinéma toujours plus d'inclusivité, de représentativité, de parité, c'est donc bien qu'en effet, il peut changer le monde. Et puis, parfois, il suffit tout simplement de raconter un homme et une femme pour toucher au sublime et à l'universel.
Alors, vive le cinéma, vive le Festival de Cannes, vive l'humanité, malgré tout, et tachons, nous, acteurs et actrices, d'être à la hauteur de nos personnages. Nous, cinéastes, d'être à la hauteur de nos œuvres. Et à la hauteur de cette phrase de Franck Capra: 'Seuls les audacieux devraient faire du cinéma..'"
Le 78ème Festival de Cannes se tient du 13 au 24 mai 2025.
publié le 13 mai, Mégane Choquet, Allociné