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"Rendez la scène aussi inconfortable et dangereuse que possible" : il y a 68 ans, Stanley Kubrick réalisait une des plus grandes scènes de batailles de l'Histoire du cinéma

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Avec "Les Sentiers de la gloire", Stanley Kubrick signait sans doute le plus grand film jamais consacré à la guerre de 14-18. Parmi les scènes mémorables figure une montée à l'assaut d'une intensité sidérante. Souvent imitée, mais jamais égalée.

© United Artists

Quatre ans avant Spartacus, la première collaboration entre Stanley Kubrick et Kirk Douglas accoucha déjà d'un chef-d'oeuvre absolu, sans doute le meilleur film jamais consacré à la Première Guerre mondiale : Les Sentiers de la gloire.

Si le film se déroule en 1916, rappelant en cela les meurtrières offensives qui eurent lieu dans la Somme, on pense surtout aux offensives aussi inutiles que coûteuses de 1917, comme celle du Général Nivelle, le 16 avril 1917. Il promettait une percée décisive sur "le Chemin des Dames" (Département de l'Aisne, entre Laon et Soissons) en 24h ou 48h. "L'heure est venue, confiance, courage et vive la France !" proclama-t-il.

Bilan : une boucherie de 187.000 morts et blessés pour le seul côté français. L'échec de cette offensive fut un des catalyseurs des mutineries de 1917. Sur 3500 condamnations prononcées en Conseil de guerre, il y eut 1381 condamnations aux travaux forcés, 554 condamnations à morts dont 49 furent effectuées.

"S'ils ne veulent pas affronter les balles allemandes, ils affronteront les balles françaises !"

Pour son film, Kubrick s'appuie entre autres sur l'affaire des "caporaux de Souain", où un général du nom de Réveilhac aurait fait tirer en février 1915 sur son propre régiment refusant de sortir des tranchées lors d'un assaut impossible, avant de faire exécuter quatre caporaux le 17 mars 1915. Qui ne seront réhabilités qu'en 1934.

A la différence d'un film de guerre classique, on ne voit jamais l'ennemi dans Les Sentiers de la gloire. Ici, l'opposition ne passe pas entre deux camps mais entre les officiers et les soldats d'un même camp; les uns jouant leurs promotions, comme le cruel général Mireau (qui n'est autre que le pendant fictif du général Réveilhac), les autres leurs vies comme ces malheureux qui seront fusillés "pour l'exemple".

Et au milieu : des hommes comme le Colonel Dax (puissamment interprété par Douglas), certes impétueux et impulsif, mais idéaliste et profondément humain. Sans démagogie ni manichéisme, pourfendant les mécanismes implacables et aberrants de la justice militaire, le film de Kubrick est aussi un puissant vecteur de valeurs intemporelles et universelles comme la paix, la justice et l'équité.

L'assaut sur la Fourmilière

Parmi les séquences mémorables figure bien entendu la séquence clé du film, véritable pivot narratif d'où découlera la poignante et tragique seconde partie du film : le fameux assaut contre le lieu-dit la Fourmilière, sur laquelle le général Mireau lance 8000 hommes menés à l'assaut par le colonel Dax.

Une séquence d'une intensité proprement sidérante, grâce au travail de Kubrick sur les travellings. Tandis que la caméra avance dans la tranchée comme si c'était Kirk Douglas, le pilonnage d'artillerie commence. Les visages des Poilus deviennent graves et fermés. L'assaut est imminent. Avant que l'enfer ne s'abatte sur les malheureux qui sortent des tranchées..

"Il faisait froid, c'était inconfortable, c'était humide"

Producteur de trois films de Kubrick (L'ultime razzia, Les sentiers de la gloire et Lolita) et ami, James B. Harris racontera ainsi la création de cette fameuse séquence dans un rare entretien accordé au bulletin publié à l'époque par la Directors Guild of America (via Cinephilia & Beyond), et intitulé In the Trenches with Stanley Kubrick.

"Les scènes de champ de bataille étaient les dernières à être programmées. Les terres agricoles que nous avions louées devaient être habillées et transformées en champ de bataille, avec les tranchées, les barbelés et tous les trous d'obus. Stanley adorait les plans en mouvement. L'essentiel était d'emmener Kirk Douglas à travers cette course d'obstacles, ce barrage.

L'idée était de suivre Kirk, dans un plan en mouvement, à travers autant d'action que nous pouvions rassembler avant de devoir couper, après quoi nous nous mettions en place pour continuer. Il faisait froid, c'était inconfortable, c'était humide. Tout était difficile pour Kirk. Après l'avoir fait la première fois, il a dit à Stanley : "Je te donnerai une autre prise, peut-être deux, mais c'est tout. Je ne vais pas faire ça éternellement".

Il ajoute : "Nous avions plusieurs caméras, même une caméra portative au milieu du champ, pour couvrir les explosions, tandis que Stanley couvrait Kirk avec les plans en mouvement. [...] Il savait à peu près tout ce qu'il avait à faire et il le faisait.

D'un autre côté, il n'y a pas de place dans une scène comme celle-là pour ajouter des idées. L'affaire était entendue : montrer Kirk en train de se battre. Rendez-la aussi inconfortable et dangereuse que possible, avec des explosions tout autour de lui. Kirk a dû ramper dans l'eau froide et les trous d'obus boueux".

Il est quand même absolument incroyable qu'un tel film, et son importance eut égard à sa place dans l'Histoire du cinéma, n'ait toujours pas eu les faveurs d'une édition en Blu-ray en France. Il faut se contenter d'une misérable édition DVD éditée il y a 23 ans. Et qui était nue comme un ver. Si un éditeur était assez charitable pour se pencher sur la question... En attendant, le film est disponible sur Prime Video.

publié le 16 juillet, Olivier Pallaruelo, Allociné

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